10 juillet 2007 2 10 /07 /juillet /2007 16:25
 

 

 

 

 

 

 

Guérisseur traditionnel

Nous Occidentaux, obnubilés par la maladie, la santé,

 et leur prix, oublions volontiers

 qu'en maintes parties du monde fonctionne une médecine

 traditionnelle, "magique",

 absolument non-technologique. Nous avons demandé

 à Michel Perrin de donner

la parole, pour conclure ce numéro en marquant

une sorte de distance entre nous et nos

obsessions, à un vieux chamane indien des confins

de la Colombie et du Venezuela,

qui fut guérisseur de renom. Michel Perrin, ethnologue,

 membre du Laboratoire

d'anthropologie sociale du Collège de France (Paris),

est l'auteur de plusieurs livres,

dont Le chemin des Indiens morts, mythes et symboles

Guajiro (Paris, Payot, 1976, réed. 1983)

et Dictionnaire d'ethnologie, en collaboration avec M.

Panoff (Paris, Payot, 1973).

Il prépare actuellement un ouvrage sur le chamanisme.

Il a écrit un article dans le

"Temps stratégique" No 12: "Chez les indiens la drogue

structure, chez nous elle détruit...".

 Chamane "grand-père savant" qui manipule à volonté

le monde-autre C'était un chamane

de grande réputation. On venait de loin le consulter,

chez lui,

dans sa maison perdue parmi les cactus et les

 arbres rabougris.

Setuuma, du clan Püshaina, le clan du pécari,

 habitait Hawo,

en Haute-Guajira, au centre de la vaste péninsule où vivent

les Indiens guajiro, à l'extrême nord de l'Amérique du Sud

entre le Venezuela et la Colombie. Il faisait souvent aussi

des voyages en ville pour visiter sa famille qui y avait émigré,

attirée par le monde étrange des Blancs, des "Alihunas".

Je le vis pour la première fois le 12 août 1973. C'était à

Los Olivos, un bidonville de Maracaibo, la capitale

vénézuélienne du pétrole, située à une centaine de

 kilomètres du territoire indien. Grâce à Jusé Uliyu, 30

 ans à peine, mon ami et "informateur" depuis plus de

quatre ans qui avait confié à Setuuma son jeune enfant

 Chichon, atteint de diarrhées incessantes, amaigri et

souffrant, et lui vouait une admiration immense. Il l'appelait

 tatuushi, "mon grand-père", par affection respectueuse,

 ou chi pülashi, "le savant", en signe de confiance et

de vénération. Les Guajiro qualifient de "savants" les "

vrais chamanes", les gens, hommes ou femmes, qui

savent voir et manipuler à volonté le "monde autre", où

vivent les êtres surnaturels commandant les destins de

 la nature et des humains. Alors que les hommes ordinaires

n'ont accès à cet ailleurs que d'une manière aléatoire,

durant le rêve ou la maladie, considérés l'un et l'autre

comme départs provisoires de l'âme hors du corps.

 A Setuuma, Jusé avait parlé de moi en termes

emphatiques: j'étais son frère étranger, j'étais son plus

cher ami, venu de très loin, "de l'autre côté des mers";

je savais les "manières guajiro" plus que les Guajiro

 eux-mêmes. Bref, moi aussi j'étais un peu pülashi,

lui disait-il. C'est dire l'importance que l'un et l'autre

attachions à cette rencontre. Je me souviendrai

 longtemps de cette forte impression à la vue de ce vieux

 sage installé dans la misère d'un bidonville où s'entassent

des centaines de Guajiro dans un décor de vieilles

planches de palissades inachevées, de barbelés séparant

des espaces dérisoires, un habitat précaire dans

un paysage de crasse, de puanteur et de tumulte,

diamétralement opposé à l'espace immense du territoire

 semi-désertique traditionnel. Âgé de 50 ans peut-être,

 le visage lisse, il était là, assis sur une chaise bancale

sous un arbre torturé, un bandeau blanc enserrant

ses cheveux d'un noir intense, dans une attitude

 de profonde méditation. Son "sheinpalajana", robe des

 hommes de prestige, de toile blanche plissée, recouvrait

 ses genoux. Il portait des sandales traditionnelles de cuir

 brut, une chemise de type occidental, comme tous les

 Guajiro aujourd'hui lorsqu'ils quittent le périmètre

domestique. On entendait, venant d'une maison proche,

le son d'un tambour, continu et obsédant... Pour le

 mettre en confiance et témoigner de mon savoir, je

lui expliquais, en un guajiro appliqué, ce que je

 connaissais du chamanisme et ce que j'attendais

de lui: me dire, face au magnétophone, comment

il avait commencé, sa manière de soigner et les faits

 marquants de sa carrière. Alors, en un flot continu

de paroles rapides, interrompu seulement par les

questions de Jusé ou celles que je soufflais, Setuuma

 parla près de quatre heures durant, confidentiel

 et passionné. "Dans notre rêve, au début, dit-il, il y

 eut une poule qui caquetait. Cela signifiait

le hochet du chamane. Il y eut aussi un

chant, semblable à celui du coq. Cela annonçait

 le chant qui deviendrait celui du chamane que

nous sommes aujourd'hui. Nous étions encore

enfant, mais déjà cela s'inscrivait dans notre tête... "

Un autre jour, plus tard il eut mal au coeur. Son

 corps était endolori, sa tête lui faisait mal. Il avait

 envie de dormir, il sommeillait. Au lieu de dormir,

ne veuxtu pas de ça? lui dit alors une voix.

Dans son rêve on lui remit du tabac à mâcher, et

 il le saisit. Mais n'étant qu'adolescent, il garda

cela dans son ventre: il ne dit rien à personne,

car il ne savait pas vraiment ce que cela

voulait dire..." Setuuma parlait de luimême

en disant "nous", ou bien "il". Il poussait à l'extrême

une ambivalence caractéristique du chamane

 guajiro qui, diton, "n'est pas un homme seul":

 à la différence des gens ordinaires, il possède,

en plus d'un corps et d'une âme, un ou plusieurs

esprits auxiliaires, un ou plusieurs "wanulus".

 Ces esprits surnaturels "parlent dans

sa bouche" et la chamane devient ainsi le

 porteparole du monde autre; il est à la foi

 luimême et un autre, un tiers. D'ailleurs

 il prétend expérimenter la réalité de cette

ambivalence lorsqu'il boit du jus de tabac,

attribut primordial du chamanisme guajiro

. Les effets hallucinogènes de la plante,

associée dans la mythologie au jaguar surnaturel,

 permettent en effet au chamane de "voir

autrement qu'avec les yeux". Le tabac, bu à

 l'occasion de chaque cure, suscite le venue

des esprits auxiliaires. Le chamane "s'ouvre"

alors, dit-on: il émet un diagnostic et propose

 un traitement, révélés par le monde autre.

Le tabac est aussi une substance servant

de test lors de "l'installation" d'un nouveau

chamane dont la vocation s'est imposée

au terme d'un itinéraire personnel accumulant

"bons rêves", phobies alimentaires et maladies

 à répétition. Si le novice rejette le jus de tabac,

c'est le signe qu'il aura des difficultés à être

chamane. Setuuma parlait de lui-même en

disant "nous" ou bien "il" car, dit-on, le

chamane-guajiro "n'est pas un homme seul

les esprits parlent dans sa bouche". Setuuma

était absorbé par le souvenir de ses souffrances

 passées. Des enfants surgirent dans la cour,

 riant et criant. Il les chassa de la main. Sa nièce

 "Too'tora", elle-même une très grande chamane,

s'approcha pour l'interroger. Il lui fit signe de ne

 pas le déranger. Il allait raconter enfin cet instant

où, après qu'il se fut évanoui, un chamane

confirmé lui annonça publiquement sa

vocation chamanique: "...Un autre jour,

poursuivit-il, alors qu'il était déjà adulte, Urulu!,

 il tomba mort, allongé sur le dos. Il était mûr,

il était prêt maintenant. Un chamane fut appelé

d'urgence et souffla sur lui du jus de tabac,

sur le nez, sur les bras, sur tout le corps.

Alors il retrouva ses sens et on lui fit boire

le tabac. Aussitôt il demanda un hochet et

se mit à le faire sonner. Shu! Shu! Il se mit à

 souffler. Il supportait bien le tabac, il ne le

 vomissait point. C'est moi cela, ainsi je vais

 être chamane, disaitil en lui-même. Je serai

 riche, mes habits seront bons, ma nourriture

sera bonne en échange de mon travail. Ça y est,

il était presque chamane maintenant, cela

 finissait de se construire à l'intérieur de son

 coeur. Déjà il avait des pouvoirs surnaturels,

 il était pülashi. Déjà il n'avait plus une mauvaise

 maladie, mais un bon esprit, un bon wanulu

 qui l'aiderait à soigner les gens..." Setuuma

décrivit alors, dans tous les détails, les

événements qui suivirent cette crise initiatique

 au cours de laquelle le "chamane-initiateur",

par sa seule présence, mit fin à l'ambiguïté qui

 caractérise le novice: désormais son pouvoir de

guérir les autres l'emporterait sur sa faculté

d'être malade et de rêver; ses wanulus seraient

de "bons esprits auxiliaires" et ne redeviendraient

pas ce qu'ils étaient avant "la petite mort",

embryons d'esprits auxiliaires, mais aussi

maladies et esprits maléfiques. Le rôle de

l'initiateur chamanique guajiro est essentiellement

symbolique, signifiant la place que l'on doit

reconnaître au nouveau venu. Il ne révèle

aucun secret, il ne livre aucun savoir, Setuuma

insista sur ce point: il connaissait tout avant,

 le rêve le lui avait enseigné; seuls comptent les

 pouvoirs surnaturels, le savoir révélé; son

 initiateur ne lui avait appris que de menus

détails à mieux tenir le hochet ou à souffler

 avec plus de force le jus de tabac dont d'ailleurs

 il connaissait déjà l'essentiel pour avoir

 été soigné dans sa jeunesse par des chamanes,

 et avoir passé son enfance auprès de proches

 parents chamanes... Setuuma se mit à

dessiner des arabesques sur le sol de terre battue.

 Il resta silencieux un long moment, puis soudain

évoqua avec fougue la cérémonie qui avait

accompagné son "ouverture" au chamanisme: "...

Allez chercher le tambour, il faut organiser une

 danse. Allez chercher des gens, il faut tuer

des vaches pour la nourriture de tous,

avons-nous dit alors à nos parents, sur les

 ordres de l'esprit du chamane qui nous

"installait". Ne vous inquiétez pas, je vous

rembourserai avec mes esprits, lorsque

 je chanterai seul, lorsque les gens paieront

cher pour cela. Ils acceptèrent. Ensuite,

on fit sonner le tambour et nous avons

chanté. Pour le festin on prit toutes les

 précautions. Personne ne fit déborder le

 bouillon sur le feu. Personne ne suça les os

et personne ne les donna aux chiens. On les

ramassa pour les jeter dans la mer. Personne

ne renversa la bouillie de maïs. Personne ne

copula au moment de la danse. Tous furent très

attentifs, tout fut en ordre. Ainsi nous allions

être un chamane aux pouvoirs très grands.

 Voilà comment cela s'est passé. Nous sommes

resté ensuite enfermé cinq jours. Nous chantions

à midi, nous chantions la nuit. Notre âme s'exerçait

làhaut, dans le ciel apprenant les mots et les

paroles de la "chamanerie", les noms et les

formes des maladies. Voilà ce qu'il faut pour

un mal de tête, nous disaiton, voilà pour

une douleur d'épaule, voilà pour le coeur s

ans force, voilà pour une contamination

par les animaux... En nous se trouvaient déjà

nos esprits. Nous les avions dans le ventre,

 nous les avions dans le coeur. Nous les appelions

 avec l'aide du jus de tabac. Car les esprits

des chamanes sont comme des gens qui parlent.

 Leurs paroles viennent à travers le hochet ou à t

ravers le chant. Les chamanes ne sont pas

 comme le docteur blanc qui sans cesse interroge:

 Où as-tu mal? Qu'as-tu? Depuis quand?, et

ainsi n'a aucun mérite! Ce sont les rêves ou

les esprits qui disent tout aux chamanes. Mais

les docteurs ne veulent rien entendre à cela.

Nous, avec le tabac, nous voyons Pulowi,

la maîtresse du gibier, nous allons où se

trouvent les morts. Avec notre esprit nous

allons jusque chez Rêve, lui qui enferme les

âmes des Guajiro quand ils dorment, lui qui

rend malade et qui tue, lui qui est frère de Mort.

m-lise

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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