Nous Occidentaux, obnubilés par la maladie, la santé, et leur prix, oublions volontiers qu'en maintes parties du monde fonctionne une médecine traditionnelle, "magique", absolument non-technologique. Nous avons demandé à Michel Perrin de donner la parole, pour conclure ce numéro en marquant une sorte de distance entre nous et nos obsessions, à un vieux chamane indien des confins de la Colombie et du Venezuela, qui fut guérisseur de renom. Michel Perrin, ethnologue, membre du Laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France (Paris), est l'auteur de plusieurs livres, dont Le chemin des Indiens morts, mythes et symboles Guajiro (Paris, Payot, 1976, réed. 1983) et Dictionnaire d'ethnologie, en collaboration avec M. Panoff (Paris, Payot, 1973). Il prépare actuellement un ouvrage sur le chamanisme. Il a écrit un article dans le "Temps stratégique" No 12: "Chez les indiens la drogue structure, chez nous elle détruit...". Chamane "grand-père savant" qui manipule à volonté le monde-autre C'était un chamane de grande réputation. On venait de loin le consulter, chez lui, dans sa maison perdue parmi les cactus et les arbres rabougris. Setuuma, du clan Püshaina, le clan du pécari, habitait Hawo, en Haute-Guajira, au centre de la vaste péninsule où vivent les Indiens guajiro, à l'extrême nord de l'Amérique du Sud entre le Venezuela et la Colombie. Il faisait souvent aussi des voyages en ville pour visiter sa famille qui y avait émigré, attirée par le monde étrange des Blancs, des "Alihunas". Je le vis pour la première fois le 12 août 1973. C'était à Los Olivos, un bidonville de Maracaibo, la capitale vénézuélienne du pétrole, située à une centaine de kilomètres du territoire indien. Grâce à Jusé Uliyu, 30 ans à peine, mon ami et "informateur" depuis plus de quatre ans qui avait confié à Setuuma son jeune enfant Chichon, atteint de diarrhées incessantes, amaigri et souffrant, et lui vouait une admiration immense. Il l'appelait tatuushi, "mon grand-père", par affection respectueuse, ou chi pülashi, "le savant", en signe de confiance et de vénération. Les Guajiro qualifient de "savants" les " vrais chamanes", les gens, hommes ou femmes, qui savent voir et manipuler à volonté le "monde autre", où vivent les êtres surnaturels commandant les destins de la nature et des humains. Alors que les hommes ordinaires n'ont accès à cet ailleurs que d'une manière aléatoire, durant le rêve ou la maladie, considérés l'un et l'autre comme départs provisoires de l'âme hors du corps. A Setuuma, Jusé avait parlé de moi en termes emphatiques: j'étais son frère étranger, j'étais son plus cher ami, venu de très loin, "de l'autre côté des mers"; je savais les "manières guajiro" plus que les Guajiro eux-mêmes. Bref, moi aussi j'étais un peu pülashi, lui disait-il. C'est dire l'importance que l'un et l'autre attachions à cette rencontre. Je me souviendrai longtemps de cette forte impression à la vue de ce vieux sage installé dans la misère d'un bidonville où s'entassent des centaines de Guajiro dans un décor de vieilles planches de palissades inachevées, de barbelés séparant des espaces dérisoires, un habitat précaire dans un paysage de crasse, de puanteur et de tumulte, diamétralement opposé à l'espace immense du territoire semi-désertique traditionnel. Âgé de 50 ans peut-être, le visage lisse, il était là, assis sur une chaise bancale sous un arbre torturé, un bandeau blanc enserrant ses cheveux d'un noir intense, dans une attitude de profonde méditation. Son "sheinpalajana", robe des hommes de prestige, de toile blanche plissée, recouvrait ses genoux. Il portait des sandales traditionnelles de cuir brut, une chemise de type occidental, comme tous les Guajiro aujourd'hui lorsqu'ils quittent le périmètre domestique. On entendait, venant d'une maison proche, le son d'un tambour, continu et obsédant... Pour le mettre en confiance et témoigner de mon savoir, je lui expliquais, en un guajiro appliqué, ce que je connaissais du chamanisme et ce que j'attendais de lui: me dire, face au magnétophone, comment il avait commencé, sa manière de soigner et les faits marquants de sa carrière. Alors, en un flot continu de paroles rapides, interrompu seulement par les questions de Jusé ou celles que je soufflais, Setuuma parla près de quatre heures durant, confidentiel et passionné. "Dans notre rêve, au début, dit-il, il y eut une poule qui caquetait. Cela signifiait le hochet du chamane. Il y eut aussi un chant, semblable à celui du coq. Cela annonçait le chant qui deviendrait celui du chamane que nous sommes aujourd'hui. Nous étions encore enfant, mais déjà cela s'inscrivait dans notre tête... " Un autre jour, plus tard il eut mal au coeur. Son corps était endolori, sa tête lui faisait mal. Il avait envie de dormir, il sommeillait. Au lieu de dormir, ne veuxtu pas de ça? lui dit alors une voix. Dans son rêve on lui remit du tabac à mâcher, et il le saisit. Mais n'étant qu'adolescent, il garda cela dans son ventre: il ne dit rien à personne, car il ne savait pas vraiment ce que cela voulait dire..." Setuuma parlait de luimême en disant "nous", ou bien "il". Il poussait à l'extrême une ambivalence caractéristique du chamane guajiro qui, diton, "n'est pas un homme seul": à la différence des gens ordinaires, il possède, en plus d'un corps et d'une âme, un ou plusieurs esprits auxiliaires, un ou plusieurs "wanulus". Ces esprits surnaturels "parlent dans sa bouche" et la chamane devient ainsi le porteparole du monde autre; il est à la foi luimême et un autre, un tiers. D'ailleurs il prétend expérimenter la réalité de cette ambivalence lorsqu'il boit du jus de tabac, attribut primordial du chamanisme guajiro . Les effets hallucinogènes de la plante, associée dans la mythologie au jaguar surnaturel, permettent en effet au chamane de "voir autrement qu'avec les yeux". Le tabac, bu à l'occasion de chaque cure, suscite le venue des esprits auxiliaires. Le chamane "s'ouvre" alors, dit-on: il émet un diagnostic et propose un traitement, révélés par le monde autre. Le tabac est aussi une substance servant de test lors de "l'installation" d'un nouveau chamane dont la vocation s'est imposée au terme d'un itinéraire personnel accumulant "bons rêves", phobies alimentaires et maladies à répétition. Si le novice rejette le jus de tabac, c'est le signe qu'il aura des difficultés à être chamane. Setuuma parlait de lui-même en disant "nous" ou bien "il" car, dit-on, le chamane-guajiro "n'est pas un homme seul les esprits parlent dans sa bouche". Setuuma était absorbé par le souvenir de ses souffrances passées. Des enfants surgirent dans la cour, riant et criant. Il les chassa de la main. Sa nièce "Too'tora", elle-même une très grande chamane, s'approcha pour l'interroger. Il lui fit signe de ne pas le déranger. Il allait raconter enfin cet instant où, après qu'il se fut évanoui, un chamane confirmé lui annonça publiquement sa vocation chamanique: "...Un autre jour, poursuivit-il, alors qu'il était déjà adulte, Urulu!, il tomba mort, allongé sur le dos. Il était mûr, il était prêt maintenant. Un chamane fut appelé d'urgence et souffla sur lui du jus de tabac, sur le nez, sur les bras, sur tout le corps. Alors il retrouva ses sens et on lui fit boire le tabac. Aussitôt il demanda un hochet et se mit à le faire sonner. Shu! Shu! Il se mit à souffler. Il supportait bien le tabac, il ne le vomissait point. C'est moi cela, ainsi je vais être chamane, disaitil en lui-même. Je serai riche, mes habits seront bons, ma nourriture sera bonne en échange de mon travail. Ça y est, il était presque chamane maintenant, cela finissait de se construire à l'intérieur de son coeur. Déjà il avait des pouvoirs surnaturels, il était pülashi. Déjà il n'avait plus une mauvaise maladie, mais un bon esprit, un bon wanulu qui l'aiderait à soigner les gens..." Setuuma décrivit alors, dans tous les détails, les événements qui suivirent cette crise initiatique au cours de laquelle le "chamane-initiateur", par sa seule présence, mit fin à l'ambiguïté qui caractérise le novice: désormais son pouvoir de guérir les autres l'emporterait sur sa faculté d'être malade et de rêver; ses wanulus seraient de "bons esprits auxiliaires" et ne redeviendraient pas ce qu'ils étaient avant "la petite mort", embryons d'esprits auxiliaires, mais aussi maladies et esprits maléfiques. Le rôle de l'initiateur chamanique guajiro est essentiellement symbolique, signifiant la place que l'on doit reconnaître au nouveau venu. Il ne révèle aucun secret, il ne livre aucun savoir, Setuuma insista sur ce point: il connaissait tout avant, le rêve le lui avait enseigné; seuls comptent les pouvoirs surnaturels, le savoir révélé; son initiateur ne lui avait appris que de menus détails à mieux tenir le hochet ou à souffler avec plus de force le jus de tabac dont d'ailleurs il connaissait déjà l'essentiel pour avoir été soigné dans sa jeunesse par des chamanes, et avoir passé son enfance auprès de proches parents chamanes... Setuuma se mit à dessiner des arabesques sur le sol de terre battue. Il resta silencieux un long moment, puis soudain évoqua avec fougue la cérémonie qui avait accompagné son "ouverture" au chamanisme: "... Allez chercher le tambour, il faut organiser une danse. Allez chercher des gens, il faut tuer des vaches pour la nourriture de tous, avons-nous dit alors à nos parents, sur les ordres de l'esprit du chamane qui nous "installait". Ne vous inquiétez pas, je vous rembourserai avec mes esprits, lorsque je chanterai seul, lorsque les gens paieront cher pour cela. Ils acceptèrent. Ensuite, on fit sonner le tambour et nous avons chanté. Pour le festin on prit toutes les précautions. Personne ne fit déborder le bouillon sur le feu. Personne ne suça les os et personne ne les donna aux chiens. On les ramassa pour les jeter dans la mer. Personne ne renversa la bouillie de maïs. Personne ne copula au moment de la danse. Tous furent très attentifs, tout fut en ordre. Ainsi nous allions être un chamane aux pouvoirs très grands. Voilà comment cela s'est passé. Nous sommes resté ensuite enfermé cinq jours. Nous chantions à midi, nous chantions la nuit. Notre âme s'exerçait làhaut, dans le ciel apprenant les mots et les paroles de la "chamanerie", les noms et les formes des maladies. Voilà ce qu'il faut pour un mal de tête, nous disaiton, voilà pour une douleur d'épaule, voilà pour le coeur s ans force, voilà pour une contamination par les animaux... En nous se trouvaient déjà nos esprits. Nous les avions dans le ventre, nous les avions dans le coeur. Nous les appelions avec l'aide du jus de tabac. Car les esprits des chamanes sont comme des gens qui parlent. Leurs paroles viennent à travers le hochet ou à t ravers le chant. Les chamanes ne sont pas comme le docteur blanc qui sans cesse interroge: Où as-tu mal? Qu'as-tu? Depuis quand?, et ainsi n'a aucun mérite! Ce sont les rêves ou les esprits qui disent tout aux chamanes. Mais les docteurs ne veulent rien entendre à cela. Nous, avec le tabac, nous voyons Pulowi, la maîtresse du gibier, nous allons où se trouvent les morts. Avec notre esprit nous allons jusque chez Rêve, lui qui enferme les âmes des Guajiro quand ils dorment, lui qui rend malade et qui tue, lui qui est frère de Mort. m-lise |